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Incertitude, salon du dessin de St Denis

12-25 mai 2022

Vernissage le samedi 14 mai, 17h

Rencontre avec les artistes sur le thème de l’incertitude, samedi 21 mai 17h

Curateur : Gastineau Massamba

Telle pourrait être la tonalité générale des temps que nous traversons, une incertitude exacerbée, exaspérée, inquiétante, de toute nature, sanitaire, économique, écologique et politique qui suscite en retour des certitudes à la mesure de l’angoisse provoquée, les positions tranchées des experts et des médias qui se veulent rassurants en assurant le spectacle. Plus que jamais se pose la question au cœur de notre rapport au monde : Comment vivre dans un monde incertain ?

Un mouvement complexe et essentiel lie intimement certitude et incertitude dans un monde ouvert au devenir, à l’avenir ; la recherche de la vérité passe par des processus lents et troués par l’incertitude, des hypothèses folles à mettre à l’épreuve, des controverses, des moments de doute. L’adhésion à un monde familier qui inspire assurance et confiance se fait au jour le jour dans les synthèses inconscientes du quotidien qui accommodent les impondérables de l’existence, l’étranger et les formes d’étrangeté, d’altérité et tout ce qui renouvelle le monde.

« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » disait Nietzsche dans sa ré-évaluation du scepticisme et son adhésion au « Gai Savoir » ; la réponse à l’incertitude n’est pas dans le relativisme, l’indécision, la suspension du jugement, le renoncement, mais dans une ouverture sur le peut-être, le possible, les potentialités infinies révélées au contact sensible du monde, les promesses et les virtualités de création.

Dans leur quête de vérité, qui prend plutôt la forme d’un désir de vérité, entre curiosité et souffrance, les artistes de cette exposition s’installent avec aisance dans leur monde étrange devenu familier, ils apprivoisent sa précarité, son incertitude, entre le chaos dont il surgit et l’ordre vers lequel il s’élance, dans un geste, un trait qui se cherche et se tend au-delà de son achèvement. La suspension des évidences rassurantes installe dans les œuvres une légèreté paradoxale, faite de tranquille inquiétude, de révélations hésitantes et d’une attente tendue vers ce qui survient comme une aventure du monde, un détournement du réel.

Oeuvres de:
Stéphanie Carranza
Anna Ditscherlein
Sarah Dugrip
Hamm
Natasha Le Sourd
Dilaïla Mameri
Fergus Sindall

Ayline Le Sourd, affiche de l’exposition



Stéphanie Carranza

New threads of meaning

« Nous avons besoin de nouveaux mythes; Nous en avons besoin de toute urgence et désespérément… Les temps changent si vite que nous ne pouvons pas nous permettre de rester figés dans nos habitudes. Nous devons devenir des ingénieurs du changement extrêmement qualifiés dans nos mythologies. » – David Feinstein

Cette série de dessins explore le passage des objets aux relations dans une société qui met l’accent sur la séparation plutôt que sur l’interconnexion, les échanges évoquant le sentiment d’appartenir à un ensemble plus large plutôt que d’exprimer le soi isolé et aliéné; il s’agit donc de recadrer, de transformer, d’unité et, en fin de compte, d’espace-temps.

L’artiste est en quête des figurations symboliques de ce paradigme scientifique en cours d’élaboration, d’une traduction de la fraternisation de tous les éléments au sein du  tout-monde, de ses « signatures » : des cartographies d’éléments proliférant sans être rivés ou crispés à un centre, des archipels fertiles à l’image de ceux d’Edouard Glissant, des blasons aux couleurs de la force, de la santé, du bien -être, des « rhizomes », des réseaux qui étalent les différents chaînons de la grande chaîne des êtres.

Ce sont les graphes des plus belles relations signant notre appartenance commune au grand Tout, à l’univers du Dieu Pan, le système de la ressemblance et ses merveilleuses analogies, correspondances et sympathies entre l’animal, le végétal et le minéral. Une écriture secrète déposée à notre insu dans les parures des différentes cultures de la planète, que Stéphanie copie dans ses hermétiques inscriptions, disposées en colliers, en bracelets. La parure n’a rien de superflu, c’est ce petit « plus » essentiel à dimension cosmique de la symbiose avec le monde, traduite dans les signes abstraits et stylisés des grands ornements : le pendentif et toutes les retombées verticales (la chevelure, la draperie des vêtements…), les arrangements périphérique-centre (couronne, anneau, collier, bague…) tout ce qui souligne le mouvement et la direction (chevelure flottante, rubans….)

Le travail présenté par Stéphanie ( étymologie : la couronnée) s’ordonne bien autour de son projet de réenchanter le monde en suivant le fil herméneutique d’une interprétation nouvelle du monde, d’une attention passionnée aux signes qui peuvent y conduire, en l’occurrence ceux de la parure, à prendre au sérieux dans leur dimension universelle. Un beau portrait de l’artiste en « sémionaute » (voir Nicolas Bourriaud) suivie par des adeptes enthousiastes, transportés par le rituel qui leur est ouvert.







Anna Ditscherlein

l’aura

Cette peinture est un mouvement de révélation, d’incarnation progressive des formes ; Il parcourt la toile en diagonale. La lumière, issue du haut, fait d’abord surgir des ébauches de visage, des silhouettes entre deux mondes, proches des ténèbres refoulées sur la partie droite du tableau. Seul le visage de « Beate » est rendu pleinement visible, avec des touches de jaune, de violet, d’orange et de gris, ainsi qu’une partie du buste. Mais l’apparition demeure furtive, éphémère et le corps se dissout dans des surfaces estompées, dans le vague et l’indétermination où il se défait.

Anna est Allemande, elle est diplômée des Beaux-Arts de Dresde, actuellement en résidence  à Paris. Elle compose ses toiles, les rapports entre le fond et la forme, les espacements ; elle travaille les couleurs, ici des pastels, tout en tâtonnement expérimental et en recherche de l’aura, ce concept si paradoxal lancé dans le champ artistique par Walter Benjamin, une façon de donner un nom à un phénomène qui apparait juste quand il disparait : l’aura désigne l’essence de l’œuvre, dont elle est privée lorsqu’elle est reproduite de manière technique. Un tableau trouve son autorité et son authenticité dans sa présence et sa façon de laisser passer l’unique apparition d’un lointain, si proche qu’elle puisse être. C’est entre le proche et le lointain, dans une proximité sans promiscuité et toujours à la limite de l’approchable que cette « Beate » diffuse son éclat, son éclatante beauté, insaisissable et passagère.

Anna aime travailler sur de très grands formats, la toile lui offre sa grande surface réfléchissante pour renvoyer au regard son mouvement de création, son désir d’une beauté furtivement entr’aperçue sur fond de ce qui est à jamais perdu. Ses couleurs l’ancrent dans l’expressionnisme et sa symbolique de l’inaccessible, dont quelques vers du poète autrichien Georg Trakl pourraient en faire jaillir des éclats et des résonnances bouleversantes. On cherche aussi un contexte, une référence, l’évocation d’une réalité, et le motif induit le roman de Heinrich Böll, Portrait de groupe avec dame et sa poignante héroïne, Leni, une femme allemande qui porte l’histoire pesante de l’Allemagne entre 1922 et 1970 et tente de s’en dégager avec la grâce indispensable pour paraître au monde.





Sarah Dugrip

vidéo

Devant la caméra de Sarah, les choses ne restent pas ce qu’elles sont, dans leur contour bien défini, dans leur identité, elles deviennent évasives, irréelles, elles s’évadent vers d’autres formes possibles, elles se dépaysent, se mettent à voyager sans pourtant s’exiler, sans déroger aux lois de l’espace et du temps, poursuivant une vie quotidienne, dans un travail au jour le jour qui à notre insu accommode l’étrange au familier, le lointain au proche, le nouveau au déjà là.

Sur les vitres de son atelier de Sète, face au port et à la mer, elle dessine au doigt des formes sur un fond de peinture blanche, un filtre translucide à travers lequel elle filme les différents plans du paysage et toute la vie qui les habite. Celle-ci vient remplir le dessin, l’animer, le faire tanguer et en retour le dessin installe dans le paysage d’extraordinaires figures, des sauteurs d’horizon qui en franchissent la ligne, des plongeurs dans le vide, ou des pontons flottants.

Sarah filme son quotidien et le donne à voir, selon la très énigmatique expression « comme jamais », sans le laisser se dégrader dans le banal, le trivial, le routinier ; la vie « courante » sait justement laisser « courir » la vie, elle est aux aguets des moindres événements nouveaux et peut être étranges faisant irruption dans la trame régulière de l’expérience avec une dose d’incongruité, ces « faits-glissades » ou « faits- précipices » évoqués par A Breton, dont la percée fait signe vers d’autres possibilités de vivre. C’est aujourd’hui, comme jamais auparavant, comme si ce n’était déjà plus, comme ce ne sera jamais plus, juste entr’aperçu !

C’est à Sète, mais ce pourrait être sur le rivage des Syrtes, dans un lointain incertain ; le voisin qui passe est une ombre venue d’ailleurs. L’air est froid, jalonné de vagues pâleurs ; les lumières hésitantes, ne pouvant éclairer les vagues formes indécises qui ne s’ébauchent de l’ombre que pour mieux y retourner ; une musique s’en échappe, une harmonie à voir et à entendre, accordant ce monde à un sujet, à une attente, à la promesse d’une révélation ; on tend l’oreille pour entendre le bruit de la mer et pour la première fois le sud se dévoile. Les divers plans du paysage glissent les uns sur les autres comme autant de pellicules feuilletées jusqu’à l’horizon d’où s’échappent les messagers du ciel, les anges aux lignes mouvantes, dépliées au-delà de toute limite, au-delà du graphisme.

Chaque jour, un jour nouveau s’adresse à nous : les promesses de l’aube ?

Hamm

Le visage de la ville

Hamm vit au Congo, dans l’effervescence et les débordements d’une grande ville. Ses visages sont des collages qui intègrent les signes, les écrits, les fragments de journaux et les milliers d’images qui recouvrent les murs. Ils affleurent du fond, du plus profond de la ville, suintent des murs et des portes, du mobilier urbain ; Ils sont le visage, le regard de la ville, des esquisses dans le flux protéiforme d’un territoire plein de vie.

L’artiste multiplie les visages, les manières d’envisager la vie à partir de Brazzaville, il approche en différentes pauses ou séances de psychanalyse urbaine une puissance latente qui ne se manifeste que par les troubles occasionnés : un délitement des apparences, une forme de désarroi qui s’empare du monde dont il ne subsiste que des bribes, l’effondrement des chaînes signifiantes qui nous attachent à la vie ordinaire et dont il ne reste que des mots éparpillés, disséminés comme  force, désir, power, la désorganisation croissante des échelles du vivant, les vulnérabilités qui se cumulent et se renforcent.

Mais il y a tout le jeu des couleurs qui pointent dans les déchirures et les fissures, les rêves qui travaillent depuis les profondeurs du papier des promesses d’avenir et l’appel, la revendication de la nature, d’un monde où les couleurs s’agencent sans fausse note, sans erreur. Une anticipation, l’assurance des ressources de la peinture en des temps de détresse.






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Natasha Le Sourd

Elle met en avant son amour du kitsch, du décor, du faux semblant, de sa virtuosité visuelle et de ses ébouriffantes facéties, tout ce qui peut déminer le réel pesant, oppressant cadré par les médias, surchargé et encombré de certitudes écrasantes, jetées sur une incertitude de fond

Ses dessins portent son geste, son mouvement qui conduit et ouvre vers un ailleurs, vers une vision inattendue du monde, plus élastique, plus fluide, plus évasive. Le trait est littéralement « jeté » et attire le regard sur sa trace, on en suit l’élan, la trajectoire, la ligne décidée ; ce trait a de l’esprit, celui de l’humour qui met en branle le réel, c’est un trait d’esprit.

Dans ses dessins des tourbillons de traits sèment la confusion et mettent le monde sans dessus-dessous, des arcs s’étirent sur des paysages incongrus, apportent des messages énigmatiques, des arches célèbrent d’étranges alliances et des triomphes imprévus, des arcades soutiennent une architecture extravagante et jubilatoire, des archets font vibrer des cordes inquiètes. C’est toute une énergétique de forces qui se met en place, force le trait, exagère, bouleverse la logique des associations familières, suggère une interprétation plus vive et joyeuse de la réalité.

Dans « One two 5 steps loves » un jet de traits au stylo bille suggère un pas imposant, celui de l’ogre qui de son pas de sept lieues enjambe cette belle réserve d’enfants rassemblés pour une photo de classe, une chasse qui se révèle dérisoire, une jambe est lourdement cramponnée au sol, mais l’autre se transforme en pied de canard et l’ogre ne fait que patauger. Tout cela se passe sous un faux ciel émaillé de fleurs factices, mais qui ressuscite dans sa fraîcheur l’antique correspondance entre les fleurs de la prairie et les étoiles dans le ciel. Le mouvement de la main amorce dans le paysage des vallonnements, des cambrures, des chutes de rein. Une autre arche s’ébauche à partir du collage de la photo de classe, vers une autre rive, une palette de couleurs, une mine inépuisable de combinaisons, qui semble bien être la source d’où jaillit le dessin, une approximation exubérante de l’enfance de l’art.

Dilaïla Mameri

Eclipses

Une mystérieuse affinité unit les mains au papier : depuis longtemps Dilaïla y a trouvé sa manière d’être ; elle le déchire, le plie, le ploie, le troue, recompose, colle des morceaux, les ajointe, possédée par la pulsion de ses mains, leur désir de voir, de réveiller le génie visuel entre les fibres de la matière. Un étrange rituel se met en place qui oblige « l’œil à se faire main, et la main à se faire œil », conduit à une apparition d’un invisible éphémère, un passage entre les ténèbres, la lumière et toutes les ombres projetées.

Elle manipule ses fragments de papier comme de frêles esquifs, leur trouve une position, une disposition, elle démonte et remonte chaque élément au regard de tous les autres, donne vie à l’apparition en poursuivant le mince liseré, le cerne d’encre jaune dans le flux et le reflux des fragments .Chaque dessin de cette grande famille des « éclipses » incite à voir plutôt qu’à regarder, à retenir son souffle, de peur que cette ange ou génie visuel s’évapore, s’éclipse, se disloque dans les apparences de notre monde visible.

Dans ce flux incertain entre apparition et disparition les mots qui surviennent tremblent et frissonnent à leur tour, agissent comme des voix au cœur du dessin ; éclipse est une ouverture sur une défaillance, une disparition, une occultation qui préserve la lumière de la chose  temporairement soustraite au regard ; « fragment » est une brisure d’un ensemble qui a fait « naufrage », mais qui en appelle encore à nos « suffrages » pour se reconstituer : un appel à voir dans le silence et la plénitude des mots, leurs chaînes signifiantes, leur aura, leur pouvoir d’illumination.

L’œuvre se déploie dans l’étrange espace-temps de l’artiste, son hyperesthésie, son hyperacuité à ce qui le traverse tout au long de cette expérimentation, de cette recherche d’un dispositif destiné à capter des évanescences, des transparences intérieures, qui tient plus du montage que du collage. W. Benjamin, toujours attentif à la dynamique des images, a bien cerné la connaissance induite par ce processus cinématographique et l’aura qu’il donne à la peinture, en éclairant chaque chose d’un jour nouveau par une gamme de mouvements associés : un mouvement focalisateur, centripète et vorace de gros plan, pénétrant au plus profond et au plus intime, jusqu’à menacer le subjectile. « On devient si sensible, on craint qu’une ombre tombant sur le papier ne puisse l’endommager » ; une force calme de cadrage qui ménage le tranchant de la coupure et centre sur le vide et l’absence ; une force expansive, de digression rapide, de passage incessant.

Eclipse, une forme à saisir, une voie intérieure à entendre dans « les rayons et les ombres », entre déchirure et échancrure…

Fergus Sindall

Chevêtre

C’est une pièce indispensable à la charpente, la clef qui assure sa cohésion en maintenant ensemble les versants d’un même toit. C’est aussi un mot qui va plus loin que « être » pour désigner notre rapport au monde, l’enchevêtrement des liens, des pensées, des désirs qui donnent au monde vécu cette ambiance aussi étrange que familière.

Fergus a beaucoup circulé dans le monde et traversé des mondes, fonderie d’art à Londres, ateliers d’estampes et d’impressions à Pékin, travail traditionnel du bois en Thaïlande et …berger dans les Alpes. Il en ramène ses expériences enchevêtrées dans une immense pelote qu’il démêle peu à peu dans ses espaces énigmatiques, habités par des êtres tout en lignes et circonvolutions, ses « chevêtres », artistes, penseurs en prise aux signes inquiétants du monde, traces et empreintes de l’ailleurs, hiéroglyphes, rhizomes et chorégraphies insensées.

Un grand dessin, qu’il a justement nommé « Mon puits » rassemble en un manifeste artistique son ontologie et son esthétique : un ensemble de formes intriquées les unes dans les autres, et une réserve où il viendra puiser pour ses futurs dessins, sculptures, empreintes ou peintures. L’humain est délimité dans des contours bien définis que l’artiste peut bousculer dans d’audacieuses échappées, des évasions aussi insensées que signifiantes de notre appartenance au monde.

Vu de travers et littéralement traversé, le monde visible se met à divaguer, à errer, à dissoner dans une œuvre acquise à la suspension du réel, à la beauté effusive de ses révélations et ses connivences humoristiques. Incrusté dans une plaque de bitume un regard vous nargue, un crâne sculpté projette au plus loin ses yeux exorbités. Ses objets laissent entendre toutes les tonalités de la percée et de la traversée des apparences dans la seule perception et un art de saisir au vol des bribes éphémères des choses, les êtres fugitifs dans ce qui n’est qu’aperçu ou entraperçu.

Les chevêtres de Fergus Sindall vous attendent dans un monde ouvert et indéterminé, évidé et incertain.

8 juin 2022

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