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Agglomérats

Gad Cohen / Patrick Loughran

9 décembre 2023 – 13 janvier 2024

vernissage samedi 9 décembre à 17h

« Tout autre dessein désormais s’efface : pas plus que d’expliquer le monde, il ne s’agit de le transformer ; mais plutôt de le remettre en route, par fragments dans l’atelier “

Francis Ponge. Le grand recueil-lyres

Gad Cohen et Patrick Loughran s’y emploient, à travers de multiples jeux de renvoi entre céramiques et dessins

La céramique condense pour moi plusieurs modes d’expression, où la peinture et la sculpture sont présentes dans la même pratique. La couleur joue toujours un rôle important dans ce travail. Une glaçure fluide de vert cuivre embrasse une forme tournée, déformée et découpée recouvert avec une écriture de lignes et les larmes d’un émail bleu clair. Il ne faut pas oublier le simple plaisir de poser un émail volcanique expérimental contre une surface bleu cobalt rêche comme une peau maladive. Dans ces sculptures je vois mon idée presque inconsciente de rassembler une structure rigide et molle à la fois : une sorte d’architecture érotique. (Patrick Loughran)

Formé aux métiers du spectacle vivant, je suis peintre décorateur de profession, et parallèlement, je continue à explorer différentes pistes en peinture, dessin et sculpture. Au gré des matériaux que je peux glaner dans un périmètre proche, je construis comme un jeu d’improvisation (que j’ai pu pratiquer au théâtre notamment), en fonction de ce dont je dispose sur le moment. La limite et la forme sont induites par l’équilibre précaire généré par le ou les matériaux.( Gad Cohen)

Galerie fermée le 22 et 23 décembre, réouverture le jeudi 28 décembre

Godderidge Philippe

l’atelier de Patrick loughran

La visite, ou l’exploration des lisières.

L’atelier est au sein de la cité : rez-de-chaussée vitré, vitres opaques protégées laissant passer la lumière et les bruits de la ville. Barres d’immeubles, parkings, puis un maraîcher, qui nous rappelle qu’il n’en a pas toujours été ainsi. C’est parce que ce monde semble un peu de guingois qu’il faut par moment tenter de le redessiner… et c’est avec assiduité que Patrick Loughran s’y emploie. Tablier noué à la taille, il façonne des pièces qui semblent venues des débuts de son histoire. Des souches américaines. Des formes issues de collectages insoupçonnés, au gré des sensations. Des images entrevues ici et là, rapportées sur la table de l’atelier, lieu de la reconstruction. Des formes creuses, proliférantes, qui passent le temps et se répètent, changeant juste de couleurs, de matières, et s’agglutinent et s’amalgament en de puissantes sculptures-fétiches … souriantes. Elles émergent au-delà de toute psychologie, sans pathos, juste pour ce qu’elles sont : éloignées de l’idée même du romantisme attachée à nos pratiques, mettant à jour leur origine et leur histoire, si différente et pourtant si proche des nôtres.

La profusion dans l’atelier rend difficile le regard tant chaque œuvre est riche d’évènements, riche de couleurs et de volumes enchevêtrés, tant l’espace autour d’elles est nécessaire à leur démonstration.

Sans jamais perdre de vue l’espace du dessin, le sculpteur se souvient être potier, et déploie son travail avec humilité, dans de sans cesse va et vient du papier à la terre. Respectueux du temps nécessaire au bon ordre, il construit avec soin. Rapproche, assemble, élabore des ensembles colorés, luxuriants, souvent baroques. Expressions abstraites d’une réalité hétérogène. Pourtant les images nous reviennent, de bouquets ou de boules de glace, soulignées parfois d’un titre évocateur. Tout vient toujours du réel, des lisières de la figuration. Le dessin n’est pas préparatoire, il est complémentaire, il est partie de l’œuvre et en ré-invente les possibilités. Rien n’est fixé de la bonne marche à suivre : l’un nourrit l’autre, qui se nourrit lui-même. Les dessins provoquent la sculpture, qui mènent au dessin. Tout se fait alors dans la logique d’un travail entrepris qui jamais ne s’arrêtera, déjouant les attentes sans craindre la dissonance.
Aucune affirmation technique définitive. L’expérimentation est quotidienne, et les tuilettes d’essais accumulées apparaissent comme de possibles nouvelles routes à prendre. Les glaçures seront alors bricolées sans théorie excessive, délivrant juste des couleurs inédites, citant parfois comme une plaisanterie, le souvenir des émaux historiques : fourrure de lièvre ou rouge de petit feu. Les clins d’œil n’échappent pas à la lecture, resituant le travail dans le cours de l’histoire. La conscience d’appartenir au métier est constamment présente. Énoncée, même, avec fierté. Pourtant, tout naît de la difficulté. De l’impossibilité à considérer qu’il suffirait de regarder les choses, pour que tout s’apaise en nous. La mise au monde est souvent douloureuse tant elle est empreinte de doutes. Mais loin de le montrer, les sculptures nous sourient. Elles nous attrapent et nous invitent à continuer la visite en toute légèreté, comme si de rien n’était. Chaque sculpture, chaque dessin racontent un bout du récit. Effaçant l’anecdote laissant fleurir en arrangements modestes, les preuves de la liberté gagnée. Chaque œuvre nous livre un morceau de l’épopée, de la traversée des cultures entreprise il y a quelques années, qui paraît toujours se dérouler sous nos yeux avec l’évidence du chemin parcouru. Mixant les influences, cherchant la mise en forme d’un syncrétisme indiscutable, Patrick Loughran revient alors à la vaisselle : plats et assiettes au décor envahissant, tasse plutôt que bol, où le trait du dessin, en jus délavé, trouve alors sa place fixé par la cuisson. Il passe de la sculpture au pot avec comme seule conviction de faire de la céramique et développe son travail dans cet entre-deux. Cultivant l’élégance d’un filet d’or assuré, témoignant d’un hédonisme constant et mesuré, sans jamais oublier que le monde sera toujours à reconsidérer.

Gad Cohen Grand dessin-cactus , fragment

Grand dessin-cactus. Le plaisir se met à l’ouvrage

Gad Cohen a dessiné ce gigantesque cactus pendant toute une année, à raison d’une heure ou deux tous les soirs, une fois libéré de ses occupations professionnelles et quotidiennes et tout entier à son plaisir de retrouver sa ligne de création. Niché au cœur de la nuit, il renoue les fils de ses différents chantiers, le dessin, mais aussi ses assemblages de céramique, ses sculptures, associations de morceaux de bois disponibles pour un nouveau cycle de vie, gardien d’un royaume invisible veillant de sa plume ce monde de papier et d’encre de chine.

Jour après jour, Gad nourrit les excroissances difformes de ce pseudo cactus, de cette plante en prolifération constante dans son espace-temps intérieur. Sa plume ne quitte pas le papier, décrivant en lignes serrées, impliquées et convulsives l’extravagance des lignes et signes affleurant à la surface des plantes et du vivant en général. Partout des traits innombrables font passer des forces que les formes ne peuvent contenir, elles s’enroulent en nœuds très serrés, se gonflent de turgescences et de bourgeonnements impérieux, de turbulences et de tourbillons. C’est tout un monde vivant qui se recrée dans l’écoulement continu de l’encre de Chine sillonnée d’une multitude de traits protéiformes qui n’arrêtent pas, ne figent pas la vie dans des contours connus ou reconnus, mais la prolongent à l’infini en frémissements et vibrations. On y retrouve l’excellence des dessins d’observation (l’autruche, la marmotte, les coquillages, les noix, les portraits…) des formes très reconnaissables cette fois mais caressées par des souffles de traits infimes et des nuages de points expressifs, relais incertains d’interprétations possibles. Le dessin se fait membrane, surface d’échange poreuse à toutes les expressions de la vie sans se fixer de limite.

Sans réelle visée représentative, le dessin est tout entier dans le geste de l’artiste qu’il enregistre comme un sismographe pourrait le faire, sur lequel on peut risquer quelques mots ou expressions accréditées par l’histoire de l’art ;

« Il faut toujours rechercher le désir de la ligne, le point où elle veut entrer ou mourir »

(Matisse)

La ligne en elle-même n’a aucun désir au sens propre du terme, c’est à l’artiste de trouver le geste qui libère « le désir de la ligne », ce désir qu’est la ligne. Dans son trait il privilégie la force de l’envoi, le trait lancé, jeté comme un premier jet, sans cible ou dessein déterminé, ce qu’on retrouve dans l’esquisse, le dessin rapide, ou l’ébauche, ce qui se dégrossit dans le flux informe de l’encre de Chine. Le tracé garde la trace de cet élan jailli au plus profond et au plus secret du recueillement, la plume emporte l’encre, affecte l’espace de multiples ramifications et irrigations, d’écarts, d’enveloppements, de plis et de courbures. La ligne donne à l’espace graphique son tonus, l’ouvre et le donne en partage, le fait communiquer avec sa profondeur, entrer en résonance et en pulsation avec tous ses fragments, elle le parcourt comme une émotion traverse notre corps, un mouvement qui se cherche, se reprend et en redemande, tout a soi et à son plaisir

L’avancée du dessin à la surface du papier répond à une véritable exploration des ressources du subjectile, de ce qu’il peut porter dans ses fibres, et donc la plume progresse avec tact, une jouissance sensible dans ses pleins et déliés, une langue plastique que seul le mot « caresse » peut évoquer. La caresse n’est jamais éloignée du dessin ; en parcourant les contours d’un corps tâtonné, elle le fait exister en lui donnant une présence sensible.

L’analyse que fait E.Lévinas de la caresse dans Totalité et infini ouvre plus explicitement le geste de l’artiste, sa touche propre, la sensibilité de son toucher.

« La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille ; ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. Dans un certain sens elle exprime l’amour, mais souffre d’une incapacité de le dire. Elle a faim de cette expression même, dans un incessant accroissement de cette faim. »

On peut lire dans cette approche trois déterminations du dessin-caresse :

La caresse se nourrit de sa propre faim, cherchant toujours plus dans le toucher, plus que ce qui est donné à toucher, sans s’approprier ce qui demeure inaccessible

Elle crée un entre-deux, un lieu à effleurer seulement, entre la matérialité du corps et la légèreté de l’intouchable, à la source du désir voué à demeurer désir, sans jamais s’enliser ou s’arrêter sur une configuration.

La caresse se meut au-delà du temps, dans un avenir qui reste à venir, et vise selon l’expression très juste « ce qui peut seulement se caresser », un « moins que rien » enfoui et sommeillant bien autrement que le possible, lequel peut toujours être profané à son éveil.

Enfin dans ce grand dessin-cactus le dessin est indissolublement lié au désir dans le travail de la métamorphose : tous les grands penseurs de l’image en parlent comme d’un processus, une formation fluctuante et fluide

« L’image extravague fondamentalement : elle erre à l’aventure, elle va et vient, de-ci, de-là, elle se répand sans contrainte obvie. Bref, elle papillonne, comme on dit. Cela ne signifie en rien qu’elle est imprécise, improbable ou inconsistante, mais que toute connaissance des images en général doit se construire comme une connaissance des mouvements exploratoires, des migrations de chaque image en particulier. »

(Georges Didi-Huberman)

Le plaisir de la main au travail ne peut se contenter d’une forme. Constamment dans la reprise et la relance d’une intensité, il se nourrit de la forme naissante, de la forme qui vient au jour et se déploie en force formatrice, en énergie libre et toujours vive, celle qui passe d’une forme à l’autre et qui fait de chaque élément identifiable une trace laissée par ce souffle créateur.

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