Expositions
Leave a comment

Jean-Denis Bonan, poésie

Samedi 16 septembre 2023

à partir de 18h

Exposition d’oeuvres, lecture de poèmes

de Jean-Denis BONAN

par Marina Vlady

Dominique Daguier

Jean-Denis Bonan fait des films, des dessins, des peintures, des livres. Il a enseigné le cinéma et regrette de ne pas être musicien. Pour ses diverses activités, il est considéré comme un marginal et parfois même comme un maudit.

Né en 1942 à Tunis, il déserte l’école pour se perdre dans les vestiges romains de Carthage. Les premières images et textes qui frappent son esprit sont celles qu’il exhume des ruines. Les statues mutilées, les débris, les traces nourrissent son imagination.

A Paris en 1961, il découvre le cinéma. Depuis, il ne cesse par des peintures, par des écritures et par des filmages, de dériver à partir de ses sources de Méditerranée.

Artiste singulier, il travaille essentiellement en marge du système et de l’industrie.

Il expose néanmoins à Paris, à Bruxelles, à Tunis, en Allemagne, à Istanbul et réalise des films pour la télévision et le cinéma : La Femme bourreau, Bleu Pâlebourg

(biographie extraite du recueil “Meutes” de Jean-Denis Bonan, éditions ABSTRACTION)

Méli-mémots, lexique décalé et impertinent

Jean-Denis rêve d’une langue vivante, celle qui pourrait combler le manque cruel d’un mode d’emploi de la vie, d’une langue libre, celle qui déchaîne les mots, les désenchaine des significations conventionnelles où ils sont enfermés, limités, enlisés. Il n’écrit donc pas un dictionnaire. Quand je lis un dictionnaire, dit-il, j’absorbe les mots comme une éponge. Pour en exprimer le sens, il suffit de s’oppresser….
Méli-mémots fait rouler les mots sur un tapis, les remet en jeu, les laisse s’ébattre joyeusement : les mots, leurs lettres, les maximes et sentences, proverbes, propos de potaches et mots de comptoir s’entrechoquent, s’entremêlent, s’échancrent sur des choses inattendues et jamais bien entendues. Tout a déjà été dit, tout est déjà là, mais tout est neuf, comme la mer toujours recommencée, neuve dans ses habits anciens.


C’est un jeu grave et mystérieux, et même ce n’est plus du jeu. Plutôt l’exploration très attentive des traces ouvrant la voie vers cette langue secrète qui sommeille au plus profond des paroles échangées, mixte de silence et de poétique érotique, le souffle qui traverse ses films, ses dessins, ses peintures et sa poésie. Joyce, persuadé qu’il y avait une langue originelle, idiosyncratique à entendre dans une langue parlée, en cherchait les échos dans le fracas et le méli-mélo des accents en gare de Trieste. Ce sera la langue de Finnegans Wake….
Cette recherche de la langue intime et secrète qui ne peut qu’affleurer en surface, émerger à la pointe de certains mots ou expressions comme la fine fleur du désespoir est tout à fait dans le prolongement de « Vie et Mort de Ballao », lequel double noir de Jean Denis remettait au néant son ardoise, sa vie à l’état de brouillon. Ici le poète a triomphé du néant et de toutes ses formes, l’angoisse et l’absurde de l’être, le désespoir, la solitude et les peurs de l’enfance ; Sans en faire un plat, comme il le dit, mais avec un humour bien à lui, « sa politesse du désespoir ». Les mots sont arrivés dans sa bouche sans être pensés par lui, il les a entendus comme s’ils venaient d’ailleurs, soufflés de l’au-delà, prenaient corps ex nihilo, à la place du Néant même. « J’insulte le sens des choses… j’accule les mots en les collant les uns aux autres et quoi que je fasse un sens surgit qui vient là à la place du néant…Apparemment une personne parle et comprend cette langue et la partage avec le poète,« ma voisine » cet alter ego, ce double féminin et fictif à qui il s’adresse, comme à une muse.
Comme Jean-Denis, elle est une « meute », l’incarnation de voix entendues, de ses ami-es du tout-monde, elle déploie son espace de désir et de plaisir. ” un baiser sur la bouche de ma voisine me permet de voler ses mots, de les boire, de m’en saouler » ; « ma voisine considère que son corps est un jardin et comme elle a la main verte, elle se caresse souvent »
Lisez Méli-Mémots de manière vagabonde, vous y trouverez peut-être les mots dérivant sur vos chaînes signifiantes, pitons émergeant dans vos rêves ou « points de capitons » de cette langue secrète qui vous habite depuis l’enfance


Meutes, de Jean-Denis Bonan

Aussi/ les meutes de dessins et de mots / montent à l’assaut de la page

Jean Denis Bonan lève l’encre. A la plume et au pinceau, il coule où coule l’encre, dans ses mots et ses dessins, sous le signe du noir, comme « l’encre, cette noirceur d’où sort une lumière », mais aussi comme le théâtre du désir, comme l’infini et l’éblouissement qu’il cherche à atteindre

Ces mots, ces dessins, Jean Denis Bonan les accumule depuis longtemps, dans ses films, ses documentaires sur l’art, sa peinture, ses livres. Un paysage tourmenté se dessine, déchaîné et fiévreux, une réserve des mouvements de la vie et de lignes de force que l’artiste recueille pour une première fois dans une édition de poésie, et qui sous le titre de « poésie graphique » invente un rythme inédit entre dessins et mots, donnant à la poésie un nouvel horizon.

Le dessin explore des étendues vierges et les durées capricieuses où vibrent les ondes du désir, c’est un sismographe sensible aux folles échappées de la vie toujours réinventée, hors des programmes et des routines. Le désir s’étend, s’épanche en vagues inépuisables dans des cartographies imaginaires et des espaces surréalistes où les fantasmes se mettent à plat, s’écrivent littéralement comme sur un tableau noir.

Les corps s’érotisent dans le revêtement des cases noires et blanches du damier ou de l’échiquier, ils déchaînent des forces occultes, attractives sur cet espace de jeu où tous les coups de la séduction sont permis, mais où l’on part battu d’avance dans ce jeu du désir sans règles et sans consignes, dont on ne sait rien. Les dés sont pipés et les cartes truquées, Françoise Dolto l’avait démontré vigoureusement en son temps. Jean Denis dessine les traits et l’attrait de cette folle aventure.

Dans la poursuite de cette quête d’un objet ou d’un horizon inaccessible, d’une enquête à la recherche de traces, d’indices et de vestiges, la main cède au vertige de la dérive : le dessin s’écarte de la rive, quitte le rivage, s’engage dans une longue traversée, cherche des passages, la clef et la serrure de la caverne pour s’évader dans la géographie de la vraie vie. Des statues sortent des fonds marins, ruisselantes des abysses, les reflets du visage divaguent à la surface des marécages, s’impriment dans les lichens des rochers ou gisent abandonnés sur des plages intérieures. Autant d’images flottantes dans l’écoulement du temps. La dérive se poursuit dans les villes, Hambourg, Istanbul, des lieux d’amour, de rencontre de l’absolu du désir et de l’épreuve de sa perte, tout cela projeté en noir et blanc à l’horizon, dans la skyline, coupe verticale de la ville entre ciel et terre et écrin du désir qui rayonne de lumière noire dans ces silhouettes lointaines.

A toutes ces images dessinées Jean Denis doit d’être emporté au-delà des mots pour revenir à leur profondeur insoupçonnée. D’avoir vécu blottis dans la matière sombre des images, comme des traces, des empreintes, des laisses sur les rivages de ses mers intérieures, d’avoir affronté la nuit et les remous des remords et ruminations, les mots se gonflent et s’épuisent de significations antiques et archaïques, lorsque « le désir se disait en dialecte très ancien » ; ils cherchent les lignes de l’âme dans les arabesques les cambrures les bombés de l’écriture. Soufflés dans la forêt violente, comme dans la « chasse de nuit »de Paolo Ucello, cette sombre peinture au cœur de la Renaissance, portrait de la nuit et de l’insondable mouvance de ce qui nous égare, les mots nous désorientent, ils prennent le maquis, oublient leur vocation première d’être ce qui met les choses en mouvement pour devenir ce qui les soulève et les pousse à l’émeute


Que chaque lame me soit cri

« Que mon baiser soit le vent qui vient du grand large, qui ne sait les frontières et qui, de lèvre en lèvre, renait des rêves qui ne peuvent pas périr, qui chantent la mer…immensément. » JDB

Dans cette offrande à la mer, Jean Denis Bonan revient à sa patrie intérieure, la source de ses rêves et de son inspiration créatrice, l’espace de ses désirs irrigué par l’immense, un courant outre mer issu des Eaux Fortes, coulant vers le grand large de l’amour. Des poèmes comme autant de « marines » à ranger sur « les rayons de son corps » et garder la mer au plus près de soi.

C’est un opéra qui chante la mer, « immense », avec toute sa puissance d’emporter, de soulever au-delà de toute limite. Les vagues, dans leur flux et reflux perpétuel ont une âme avide et sauvage, toute emplie de secrets et du désir de déterrer les trésors, dans les recoins des rochers et sur le sable qu’elles viennent baiser. Issues du plus abyssal abîme, les lames de fond, le désir au ventre, déferlent et déversent leurs émeraudes et une dentelle infinie d’embruns et d’écume, celle où naquit un jour Aphrodite, la déesse de l’amour, qui en reste toute ourlée en son nom. Eaux Fortes, la première partie du recueil, un titre extraordinaire pour rassembler tout ce qui est gravé au plus profond de la mer, met en scène ces mouvements violents ou infimes, vagues de l’âme ou vagues à l’âme, souffles du grand large, vocalises de la mer et frissons des sables, songes de l’océan,  réunis et orchestrés en un oratorio puissant qui induit « l’âme en crue » et fait de la mer un espace où s’exprime le désir, un champ de forces survolté et traversé par ce qui en fait son immensité, une érotique sous le signe d’Orphée et de Saint John Perse.

Une érotique, plus que l’érotisme, ce jeu du plaisir qui affecte les corps jusqu’à la limite de leurs forces. Devenu immense dans son assimilation à l’érotique marine, Jean Denis s’adresse aux femmes qu’il a aimées comme il offre son offrande à la mer, en les nommant les « tant aimées », tellement aimées au fond de leurs corps qu’il en a été touché par les vibrations infinies de cette sensation de partager le monde, d’être emporté très loin, très au-delà de lui-même, et de trouver les mots de cette érotique, toute en légèreté et vivacité et en même temps accordée à la gravité et à la pesanteur de cette expérience.

 La très belle introduction de Loïc Céry situe cette offrande élégiaque à la mer et aussi à la femme et l’amour omniprésent dans la lignée et la solennité de Saint-John Perse, ne serait-ce que par la fulgurance avec laquelle elle surgit après avoir été longuement contenue, comme un orage et un cri de rage. Et aussi comme la promesse d’œuvres nouvelles, vivaces et très belles, de grandes œuvres séditieuses, des œuvres licencieuses, ouvertes à toutes les prédations de l’homme …

HCE / Georges Quidet, février 2024

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *